Tenir l’industrie de l’hydrocarbure responsable : que peut-on apprendre de l’expérience néerlandaise?

Victor Chamberland-Trudel

La responsabilité écrasante des grandes compagnies pétrolières dans la crise climatique ne fait plus débat. Pourtant, les gouvernements et les tribunaux tardent à les contraindre à respecter des plans ambitieux, mais néanmoins nécessaires à l’atténuation des changements climatiques. Face à l’urgence, il est crucial de s’inspirer des expériences internationales pour accélérer la transition et mettre l’industrie au pas. Cet article explore l’affaire néerlandaise Milieudefensie c. Shell qui présente des éléments attrayants. Bien que le résultat escompté par les militants n’ait pas été atteint, le raisonnement ayant conduit à l’imposition d’un devoir de diligence climatique à Shell constitue une avancée prometteuse, qui mériterait d’être explorée au Canada.

ANP / Kim van Dam

Pays-Bas : la Cour d’appel recule après un arrêt de première instance inédit.

Le 12 novembre 2024, la Cour d’appel de La Haye infirme un jugement historique concernant l’affaire opposant le groupe environnemental néerlandais Milieudefensie et Shell. L’organisme est engagé dans la lutte contre les changements climatiques et estime que le géant pétrolier a mis en danger les citoyens néerlandais par sa longue connaissance des changements climatiques et par l’insuffisance de son action pour en atténuer les conséquences. Dans l’action intentée en 2021, la cour de première instance a reconnu que Shell avait un devoir de diligence consistant à prendre des mesures pour contrer les changements climatiques et a ordonné une réduction de 45 % de ses émissions de gaz à effet de serre (GES) [1].

Pour plusieurs motifs, la Cour d’appel estime qu’une telle injonction ne peut être imposée à Shell [2]. D’abord, la Cour relève l’absence de consensus sur les modèles de réduction des GES. Selon elle, la base factuelle était trop incertaine pour imposer un taux de réduction spécifique [3]. Elle rejette ainsi la thèse de Milieudefensie, soit qu’en l’absence d’un standard précis pour les entreprises, Shell devait se conformer à la cible générale de 45 %. La Cour a également souligné qu’une réduction des activités de Shell pour atteindre ses objectifs de réduction des GES entraînerait une augmentation des activités d'autres géants pétroliers. Ainsi, l’efficacité de l’injonction pour atteindre l’objectif de Milieudefensie est remise en doute [4].

Le devoir de diligence persiste

Malgré ce recul conséquent en appel, certains gains obtenus en première instance sont maintenus. En effet, le devoir de diligence de Shell pour freiner les changements climatiques en limitant ses émissions de carbone est réaffirmé, étant donné le rôle majeur de l’industrie des hydrocarbures dans la crise climatique. Il est notable que ce devoir dépasse le cadre des lois européennes et nationales : la cour s’appuie sur des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme pour imposer une règle de conduite à Shell [5]. La possibilité d’utiliser des sources comme les Accords de Paris et des Principes directeur des Nations-Unis afin de prescrire un devoir à une compagnie multiplie les outils disponibles pour la contraindre à se conformer aux plans de lutte contre les changements climatiques. Il faut également souligner que la Cour inclut les émissions indirectes liées au cycle de vie du produit – les émissions de Scope 3 – dans l’obligation de réduction de Shell, estimant ainsi que la compagnie doit assumer les conséquences de la combustion du gaz et du pétrole qu’elle vend. Pour justifier l’étendue de la responsabilité de Shell, la Cour s’appuie sur le pouvoir d’influence et sur les leviers dont dispose ce dernier pour orienter les choix des consommateurs [6].

Shell ne peut donc pas se retrancher outre-mesure derrière l’argument selon lequel il ne ferait qu’obéir à la demande du marché. La Cour fait notamment allusion au fait que les investissements dans de nouvelles activités de production de combustibles fossiles pourraient être en contradiction avec cette obligation [7]. Cela laisse penser que le devoir de diligence d’une compagnie d’hydrocarbures pourrait se transposer en une obligation contraignante, une avenue qui mérite d’être explorée.

Canada : terrain propice à un litige analogue?

L’arrêt Milieudefensie comporte des éléments novateurs susceptibles d’inspirer un changement dans le paysage juridique canadien. Certains obstacles pourraient néanmoins compliquer l’établissement d’un devoir de diligence similaire en Common Law canadienne.

D’abord, il n’existe pas de doctrine établie permettant aux tribunaux de se tourner vers les accords internationaux sur les droits de l’homme ou d’autres instruments de droit non contraignant pour informer la norme de diligence d’une entreprise [8]. La majorité dans Nevsun a fait un pas dans cette direction en jugeant qu’un acteur privé peut être tenu responsable d’une violation des principales normes juridiques internationales coutumières et que cela pouvait constituer le fondement approprié de nouvelles réclamations [9]. Cependant, avec quatre juges minoritaires exprimant de fortes dissidences, il n’est pas évident que la Cour accepte de se tourner vers des accords internationaux sur les droits de l’homme et des instruments de « soft law » similaires à ceux qui ont informé l’obligation de diligence de Shell [10].

Aussi, la question de la séparation des pouvoirs peut soulever des inquiétudes quant à la capacité des tribunaux à recevoir des questions ayant une dimension politique. Cependant, on peut noter que les tribunaux canadiens disposent d’une plus grande marge de manœuvre que leurs homologues américains, qui limitent leur compétence judiciaire en ces matières [11]. Il est vrai que plusieurs litiges alléguant que le Canada, en contribuant et en permettant les émissions de GES, violait la Charte aient été rejetés pour des raisons de justiciabilité [12]. Cependant, les cours accordent régulièrement des injonctions interdisant la poursuite d’un comportement délictueux en affaires délictuelles concernant des entreprises et des entités privées [13]. Le chemin est donc loin d’être tracé quant à la manière dont ces litiges pourraient se déployer en Common Law canadienne, mais le principe sous-jacent de la responsabilité délictuelle s’applique de manière intuitive et convaincante [14].

Finalement, il est pertinent de se pencher sur les instruments encadrant la divulgation des émissions par les entreprises, car les données disponibles sont cruciales pour tenir l’industrie responsable. Le Conseil canadien des normes d’information sur la durabilité (CCNID) a publié ses premières normes canadiennes de divulgation en matière de durabilité [15]. Pour satisfaire le standard, les compagnies doivent divulguer leurs émissions de gaz à effet de serre, notamment celles de Scope 3, de manière détaillée [16]. Ce processus demeure dépourvu de caractère contraignant. Bien que le gouvernement fédéral ait l’intention de légiférer afin d’obliger les grandes compagnies privées à se conformer au standard de divulgation, ce projet pourrait être mis en péril par les changements à venir dans le paysage politique [17]. 

Préparer le terrain pour l’avenir

Un litige similaire à celui mené contre Shell serait sans doute un exercice novateur pour les tribunaux canadiens, et malgré des signaux encourageants, la poursuite ferait face à de nombreux défis. Dans l’attente d’une clarification juridique, c’est à nous, citoyens canadiens, de talonner nos gouvernements et les entreprises pour exiger davantage de transparence quant aux émissions de GES. La crise qui s’annonce aura des impacts incommensurables sur nos écosystèmes. Certaines industries ont une lourde part de responsabilité, mais disposent aussi des moyens pour inverser la tendance. Il nous revient de les contraindre à assumer leurs actes.

Victor Chamberland-Trudel est un étudiant en première année du programme BCL/JD de McGill. Il s’intéresse au dialogue entre le droit de l’environnement et la mobilisation citoyenne. Originaire du Bas-Saint-Laurent, il entame ses études en droit après avoir réalisé un DEC en Sciences, Lettres et Arts à Rimouski. Tous mes remerciements à Jerod Miksza pour les conseils avisés et l’accompagnement dans la rédaction de cet article.


[1] Tribunal de district, La Haye, 26 mai 2021, Milieudefensie et al. v. Royal Dutch Shell plc., [2021], n° C/09/571932/ HA ZA 19-379 (Pays-Bas).

[2] Cour d’appel, La Haye, 12 novembre 2024, Milieudefensie et al. v. Royal Dutch Shell plc., [2024], n°200.302.332/01 (Pays-Bas) au para 7.111.

[3] Ibid au para 7.91 à 7.96.

[4] Ibid au para 7.110.

[5] Ibid au para 7.17.

[6] Ibid au para 7.99.

[7] Ibid au para 7.61.

[8] David W-L Wu, « Big Oil Liability in Canada: Lessons from the US and The Netherlands » (2023) 46:2 Dal LJ 741 à la p 759 [W-L Wu].

[9] Nevsun Resources Ltd v Araya, 2020 SCC 5 au para 128.

[10] W-L Wu, supra note 8.

[11] Operation Dismantle v The Queen, [1985] 1 SCR 441 at 467–74, 18 DLR (4th) 481.

[12] W-L Wu, supra note 8 à la p 757

[13] Ibid à la p 758.

[14] Ibid à la p 744.

[15] Michael Barrett et al, « Canadian Sustainability Standards Board Publishes Inaugural Sustainability Disclosure Standards » (14 janvier 2025), en ligne : <https://www.blakes.com/insights/canadian-sustainability-standards-board-publishes-inaugural-sustainability-disclosure-standards/>.

[16] Bill Gilliland, « Climate-related disclosure scenario: Canadian Sustainability Standards Board Standards released; now back to the Canadian Securities Administrators’ 2021 Climate-related disclosure proposal? » (8 janvier 2025), en ligne : <www.dentons.com/en/insights/articles/2025/january/8/climate-related-disclosure-scenario-canadian-sustainability-standards-board-standards>.

[17] Ibid.

Previous
Previous

Smith v. Fonterra and the Possible Redefinition of Environmental Liability in Canada

Next
Next

The Los Angeles Wildfires: A Warning and Call To Action