La taxation du carbone : impacts sociaux écartés
La lutte aux changements climatiques devrait être une opportunité de réduire les inégalités sociales et surtout pas une occasion pour les accroître. Pour y parvenir, davantage de recherches et d’attentions doivent être accordées aux impacts sociaux de la nouvelle taxe sur le carbone et ses revenues doivent être partagés équitablement.
Les scientifiques du IPCC, dans leur plus récent rapport, évoquent le besoin urgent de réduire les émissions de gaz à effets de serres (GES) afin d’assurer la pérennité de nos sociétés. Au même moment, le gouvernement canadien annonçait le 23 octobre dernier les détails de sa taxe sur le carbone. Ce nouvel instrument a le potentiel de significativement réduire les émissions canadiennes de GES et s’inscrit dans le contexte de l’éminente crise climatique. Malgré l’urgence d’agir, il demeure essentiel de considérer les impacts sociaux pouvant découler de la mesure y compris le risque qu’elle renforce indirectement la vulnérabilité de certain.e.s Canadiens et particulièrement Canadiennes. À mon avis, la lutte aux changements climatiques devrait être une opportunité de réduire les inégalités sociales et surtout pas une occasion pour les accroître. Pour y parvenir, davantage de recherches et d’attentions doivent être accordées aux impacts sociaux de cette nouvelle taxe et ses revenues doivent être partagés équitablement. Je présenterai d’abord l’effet régressif de la taxe puis ses conséquences distinctives sur les femmes canadiennes avant de conclure avec certaines recommandations. Cette réflexion est largement influencée par le contenu du cours « Energy Law and Climate Change » offert dans le cadre de la Focus Week du semestre d’automne 2018 ainsi que l’apport de mes collègues Amelia Leclair, Linda Muhugusa et Julia Redmond.
Brièvement, la taxe sur le carbone entrera en vigueur dès 2019 dans les cinq provinces n’ayant pas établi leur propre régime de tarification du carbone soit l’Ontario, le Nouveau-Brunswick, la Saskatchewan, le Manitoba et de manière mixte l’Île du Prince-Édouard (le gouvernement fédéral n’appliquera pas la taxe sur le carbone à l’Île du Prince-Édouard, mais exige que la province taxe davantage le carburant). Son objectif est d’encourager la réduction des GES en corrigeant l’externalité du coût environnemental selon le principe du pollueur-payeur. La taxe envoie un signal au marché, l’incitant à investir dans l’innovation et à réduire la consommation d’énergie par l’augmentation des prix. Selon les estimations, la mesure permettra de réduire de 50 à 60 mégatonnes les émissions de GES canadiennes d’ici 2022 alors qu’une réduction de 187 mégatonnes d’ici 2030 est nécessaire pour atteindre les objectifs canadiens à l’Accord de Paris. Autant les économistes que les organismes environnementaux accueillent favorablement la nouvelle taxation et encouragent son implantation dans toutes les juridictions. Au Canada, 90 pour cent des recettes de la taxe sera redistribuée directement aux contribuables afin de compenser pour les dépenses additionnelles, alors que le reste sera investi dans l’efficacité énergétique des institutions publiques.
Cependant, malgré son rôle crucial dans la réduction des émissions de GES canadiennes, nous ne pouvons ignorer les potentiels impacts sociaux. Notamment, puisque les recettes seront réparties uniformément aux contribuables de chaque province, la mesure risque d’accentuer les inégalités économiques déjà existantes. La taxe imposera un fardeau disproportionné sur les ménages à faible revenu, puisque ces derniers dépensent une plus grande proportion de leurs revenus en transport et en alimentation et que les prix de ces secteurs seront particulièrement affectés par la taxe. Au contraire, les familles à plus haut revenu peuvent simplement « spend their way through any price increases » comme l’énonce la professeure de droit à l’Université Queen’s, Kathleen Lahey. Ainsi, bien que le gouvernement canadien estime que les compensations seront supérieures à l’augmentation des dépenses pour 70 pour cent des ménages, la taxe risque de maintenir ou d’approfondir la disparité économique au Canada. Il serait donc préférable que sa redistribution permette d’alléger le fardeau des ménages les plus affectés en fondant les compensations sur le revenu plutôt que le nombre d’individus dans le ménage tel qu’annoncé.
Il me semble pertinent d’utiliser une partie des recettes de la nouvelle taxe afin de pallier au manque de ressources de ces familles et réduire leur dépendance au carbone.
Non seulement les individus les plus fortunés auront la capacité de s’adapter aux prix grimpants, mais ils pourront aussi investir afin de réduire leur consommation d’énergie à long terme. Par exemple, l’achat d’un véhicule électrique requiert un important investissement initial, mais permet, au fil du temps, de réduire les coûts de transport associés au prix du carburant. En ce sens, les familles ne disposant pas des revenus nécessaires pour faire cet investissement n’auront d’autres alternatives que de constamment octroyer une plus grande part de leur revenu au transport. Similairement, les locataires sont responsables des frais d’électricité, mais ont peu d’incitatif à investir dans l’efficacité énergétique de leur appartement puisqu’il ne leur appartient pas. Ceci explique en partie pourquoi les domiciles des ménages à faible revenu sont en moyenne plus énergivores. Pour cette raison, il me semble pertinent d’utiliser une partie des recettes de la nouvelle taxe afin de pallier au manque de ressources de ces familles et réduire leur dépendance au carbone.
De plus, des juristes féministes tels que Nathalie Chalifour de l'Université d’Ottawa préviennent que ce fardeau sera accentué dans le cas des femmes canadiennes. D’abord, bien que tous les Canadiens à faible revenu subissent l’effet régressif de la taxe, une plus grande proportion de femmes est en situation de pauvreté au Canada. Ainsi, les femmes seront généralement davantage affectées. Également, la nature même de la taxe impose un obstacle additionnel sur les Canadiennes. En moyenne, les femmes dans des ménages hétérosexuels sont davantage responsables des tâches domestiques y compris le transport des enfants et l’achat des aliments. À l’inverse, les hommes ont plus de contrôle sur les dépenses d’envergures telles que l’achat d’appareils ménagers ou de véhicules ainsi que les rénovations. Ceci implique qu’au sein des ménages canadiens, ce sont les femmes qui souffriront davantage l’augmentation des prix sans nécessairement avoir la capacité de réduire leur consommation de carbone. Tout comme pour les revenus, le genre devrait être considéré dans la distribution des recettes de la taxe. Par exemple, considérant que les revenus de 38 pour cent des canadiennes sont insuffisants pour payer des impôts, il est crucial que la compensation soit directement remboursée et pas seulement sous la forme de crédits d’impôts.
Pour toutes ces raisons, l’impact social de la taxe doit faire partie du débat public afin d’assurer que les solutions climatiques soient équitables. Il est déplorable que le gouvernement canadien n’ait pas évalué l’impact spécifique de la mesure sur les femmes, tel que prôné par le gender budgeting auquel il avait promis d’adhérer. Il me semble qu’en raison de l’urgence d’agir en matière climatique, même un gouvernement de bonne foi risque d’écarter certaines considérations socio-économiques. Tout en maintenant la taxe sur le carbone, il est essentiel que le gouvernement fédéral agisse dans l’intérêt des plus vulnérables. Notamment, il devrait 1) continuer la recherche sur l’impact des mesures gouvernementales sur les groupes vulnérables; 2) utiliser les recettes de la taxation pour donner à tous et toutes la capacité de réduire sa dépendance au carbone.
Jean-Philippe Lemay est un étudiant de deuxième année à la Faculté de droit de McGill ainsi qu’un rédacteur adjoint à la Revue de droit du développement durable de McGill. Il détient un baccalauréat en Relation Internationales et Droit International de l’Université du Québec à Montréal.
L'image principale : Saffron Blaze