La Déclaration des droits du Lac Érié : Une noyade constitutionnelle
In February 2019, the people of Toledo, Ohio granted Lake Erie a Bill of Rights. One year later, it was declared unconstitutional. This article examines the circumstances that led to its creation, the case that struck it down, and the lessons that must be learned.
Le 26 février 2019, les habitants de la ville de Toledo ont choisi d’octroyer au Lac Érié des droits généralement associés à l’espèce humaine[1].
La question référendaire a porté sur un amendement de la Charte municipale. Spécifiquement, elle a visé la ratification d’une Déclaration des droits du Lac Érié (DDLE), un document entérinant une série de mesures visant à lui assurer le droit d’ « exister, prospérer et d’évoluer naturellement »[2].
Moins de 24 heures se sont écoulées avant qu’une plainte ait remise en question la constitutionnalité de la DDLE. L’action a été reçue dans sa totalité un an plus tard par The United States District Court for the Northern District of Ohio Western Division[3].
Dans cet article, il est question d’examiner la vie et la mort de la DDLE. Pour faire cela, j’examinerai le contexte dans lequel il est survenu, la Déclaration en soi et le cas qui a mené à sa fin.
I. Toledo et toxicité
La DDLE s’inscrit dans une tendance vers l’adoption de mesures législatives axées sur les « droits de la Nature »[4].
D’un point de vue international, elle suit l’exemple d’un pays comme l’Équateur. En 2008, il a été le premier pays[5] à amender sa constitution d’une telle manière à permettre ses citoyens de mettre en cause leur propre gouvernement afin d’assurer le « respect et l’actualisation »[6] des droits à la « réparation légale »[7] de la Nature. Lorsque le gouvernement a entrepris la construction d’une autoroute, quelques citoyens ont réclamé le respect des droits constitutionnels d’une rivière environnante. La Cour a accueilli leur action et a ordonné au gouvernement provincial de réparer les écosystèmes concernés[8].
Aux États-Unis, la dissidence du juge William O. Douglas dans le cas de Sierra Club v Morton à la Cour suprême des États-Unis sert souvent de base juridique officieuse pour les droits de la Nature[9]. Bien que ce jugement ait établi la possibilité d’une reconnaissance des droits de la Nature dans l’avenir[10], rien de la sorte ne s’est matérialisée dans les années subséquentes.
La santé de la ville de Toledo est inextricablement liée à celle du Lac Érié. Noyé par des courants de phosphore provenant des terres agricoles, des parcs d’engraissement et des fuites des systèmes septiques, il a été envahi par des plaques d’algue toxique[11]. Spécifiquement, la quantité de phosphore dans l’eau a catalysé la création d’algues sécrétant de la microcystine[12]. Cette toxine est extrêmement dangereuse en ce qu’elle entraîne à celui qui l’ingère de la diarrhée, des vomissements, des problèmes de fonctionnement hépatiques et la mort pour tout animal de petite taille[13].
Au mois d’août 2014, la ville de Toledo s’est avérée particulièrement malchanceuse lorsqu’une floraison de cette algue s’est formée directement sur le tuyau d’admission d’eau de la ville[14]. La ville s’est trouvée sans eau potable pendant trois jours. Pour plusieurs citoyens, cette période a mis en lumière les limites légales de la régulation environnementale à Ohio.
Sur le territoire américain, les Grands Lacs sont contrôlés par le Clean Water Act fédéral, dont l’intention est de limiter la pollution provenant de lieux fixes tels les tuyaux industriels ou les égouts[15]. Cette mesure législative est peu efficace à Toledo car la pollution phosphorique s’étend dans le Lac Érié par un amalgame de sources agricoles qui ne sont ni fixes ni nécessairement visibles. Ainsi, la régulation de ce genre de pollution est laissée aux états. Largement influencés par le lobby de l’industrie agricole[16], les représentants élus à Ohio ne luttent pas très souvent pour une régulation plus stricte de la pollution phosphorique.
Quelques résidents de Toledo ont donc mis en œuvre une campagne pour ajouter la DDLE à la Charte de la ville. Ils ont recueilli les 10 000 signatures nécessaires pour déclencher un référendum[17] vers la fin du mois de février. Le mois suivant, la DDLE a été officiellement entérinée dans la Charte.
II. La Déclaration en soi
La DDLE est composée d’un préambule et de sept sections. En voici un résumé.
Préambule[18]
Six déclarations sont mises de l’avant :
(1) Plusieurs millions de personnes et d’espèces ont besoin du Lac Érié pour survivre et son état critique (crise) est dû au comportement négligent des corporations agricoles et des gouvernements.
(2) La crise nécessite des mesures gouvernementales qui proscrivent toute action qui va à l’encontre des droits fondamentaux du Lac.
(3) Les droits de l’Homme sont menacés par la crise. Il est nécessaire de renforcer et d’étendre ces droits à la Nature pour réaffirmer la position dominante du monde naturel sur le pouvoir politico-capitaliste.
(4) et (5) Le pouvoir politique réside dans la volonté du peuple.
(6) Le peuple déclare que le Lac Érié a le droit d’ « exister, prospérer et d’évoluer naturellement »[19].
Section 1 – Déclarations de droit – Des droits communautaires[20]
(a) Droit d’ « exister, prospérer et d’évoluer naturellement »[21].
(b) Droit à un environnement salubre et sanitaire.
(c) Droit de gouverner soi-même.
(d) Les droits sont inhérents, fondamentaux, et se mettent en vigueur de la part de chaque acteur concerné.
Section 2 – Déclarations de droit – Mesures nécessaires[22]
(a) Les corporations ne peuvent violer ces droits.
(b) Aucun permis octroyé par une quelconque institution ne peut violer ces droits.
Section 3 – Mise en vigueur[23]
(a) Tout gouvernement ou corporation qui viole ces droits sera puni sans exception, sous forme d’amende.
(b) Les droits sont imposés et mis en vigueur par la ville de Toledo.
(c) Tout gouvernement ou corporation est tenu de réparer le préjudice qu’il cause.
(d) La ville de Toledo et ses citoyens peuvent mettre en cause qui que ce soit au nom du Lac Érié.
Section 4 – Imposition – Pouvoirs corporatifs[24]
(a) Toute corporation en violation de la DLLE n’aura pas le statut de personne morale dans la mesure où ce statut pourrait intervenir dans l’application des droits garantis par la DLLE.
(b) Aucune loi ne peut contredire la DLLE.
Section 5 – Dates and détenteurs de permis[25]
La DLLE s’applique immédiatement, indépendamment de tout permis.
Section 6 - Séparabilité[26]
Les provisions de la DLLA sont séparables
Section 7 - Cessation[27]
Toute mesure de la ville de Toledo en conflit avec la DDLE est désormais cessée.
III. Drewes Farms Partnership v City of Toledo
Drewes Farms Partnership a remis en question la validité de la DLLE selon le 14e amendement de la constitution des États-Unis[28]. Bien que le juge Jack Zouhary ait applaudi l’intention de la loi[29], son jugement a été court et sans équivoque : La DLLE est anticonstitutionnellement vague et dépasse la juridiction municipale de Toledo[30].
Le 14e amendement affirme qu’ « aucun État ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière »[31]. Selon Roberts v United States Jaycees, une notion essentielle à la « procédure légale régulière » est la clarté des lois[32]. Plus précisément, une loi doit être assez précise pour qu’une « personne d’intelligence moyenne puisse nécessairement deviner sa signification »[33]. Un niveau de clarté plus élevé est même exigé des lois qui comportent des dimensions criminelles ou des mesures telles la DLLE[34]. qui imposent un régime de responsabilité sans faute[35]. Une loi peut s’avérer vague pour deux raisons. Soit elle « peut piéger l’innocent dans l’absence d’un avertissement juste », ou elle peut « inviter l’exercice d’un pouvoir arbitraire du procureur, du juge et du jury »[36].
Aucune section de la DLLE ne peut être sauvée par la séparabilité[37], le tout est extrêmement vague. Aucun repère n’est donné pour définir les types de conduite qui pourraient contrevenir au droit d’ « exister, prospérer et d’évoluer naturellement»[38]. Le « droit à un environnement salubre et sanitaire » est similairement vague en ce qu’un degré de salubrité est ultimement subjectif[39]. Le juge Zouhary considère que le « [d]roit de gouverner soi-même » doit être interprétée plus comme une aspiration philosophique qu’une règle de droit[40]. En matière juridictionnelle, la DLLE est invalide. Le Lac Érié « n’est pas un étang à Toledo. Il est un des lacs les plus larges de la Terre »[41]. Il va quasiment de soi que sa régulation environnementale dépasse explicitement les capacités législatives d’une municipalité à Ohio.
Conclusion
Bien que la DLLE transmette une dimension symbolique puissante, elle est vide de sens pratique. Les rédacteurs du document ont employé un vernaculaire vague et ont ignoré les limites constitutionnelles de la loi. Ils savaient eux-mêmes que ce document était déraisonnable[42] et son invalidation ne devrait pas être surprenante. La DLLE a été le fruit d’une frustration sempiternelle et non d’une réflexion développée.
Avec plus de temps et de prudence, une mesure véritablement efficace pourrait être proposée dans la chambre des représentants à Ohio. Une proposition qui respecterait les limites de la loi tout en soulevant les enjeux environnementaux appropriés pourrait au moins flotter là où la DLLE s’est noyée.
[1] Voir Jason Daley, « Toledo, Ohio, Just Granted Lake Erie the Same Legal Rights as People », Smithsonian Magazine [Washington D.C.] (1 mars 2019), en ligne: <https://www.smithsonianmag.com/smart-news/toledo-ohio-just-granted-lake-... à la p 1.
[2] Voir Toledo, Ohio, Code Municipal § 254(a).
[3] Voir Drewes Farm Partnership v City of Toledo, à la p 8 (Dist Ct ND Oh 2020).
[4] Voir Devon Alexandra Berman, « Lake Erie Bill of Rights Gets the Ax: Is Legal Personhood for Nature Dead in the Water? » (2019) 20:1 Sustainable Dev L & Pol’y 15 à la p 15.
[5] Voir Jane Gleeson-White, « It's only natural: the push to give rivers, mountains and forests legal rights », The Guardian (1 avril 2018), en ligne <https://www.theguardian.com/australia-news/2018/apr/01/its-only-natural-... à la p 2.
[6] Voir supra note 4.
[7] Voir ibid.
[8] Voir ibid.
[9] Voir Timothy Williams, « Legal Rights for Lake Erie? Voters in Ohio City Will Decide », The New York Times (17 février 2019), en ligne: <https://www.nytimes.com/2019/02/17/us/lake-erie-legal-rights.html> à la p 2.
[10] Voir Sierra Club v Morton, 405 US 727 (1972).
[11] Voir Michael Wines, « Behind Toledoʼs Water Crisis, a Long-Troubled Lake Erie », The New York Times (4 août 2014), en ligne: <https://www.nytimes.com/2014/08/05/us/lifting-ban-toledo-says-its-water-... à la p 1.
[12] Voir ibid, à la p 2.
[13] Voir ibid.
[14] Voir ibid.
[15] Voir An Act to amend the Federal Water Pollution Control Act, Pub L No 92-500, § 121(a), 86 Stat 816 (1972).
[16] Voir H Claire Brown, « How Ohio’s Chamber of Commerce killed an anti-pollution bill of rights », The Intercept (29 août 2019), en ligne: <https://theintercept.com/2019/08/29/lake-erie-bill-of-rights-ohio/> à la p 6.
[17] Voir supra note 3, à la p 1.
[18] Voir supra note 2, § 253.
[19] Voir supra note 2.
[20] Voir ibid, § 254.
[21] Voir supra note 2.
[22] Voir ibid, § 255.
[23] Voir ibid, § 256.
[24] Voir ibid, § 257.
[25] Voir ibid, § 258.
[26] Voir ibid, § 259.
[27] Voir ibid, § 260.
[28] Voir supra note 3, à la p 4.
[29] Voir supra note 3.
[30] Voir ibid.
[31] Voir US Const amend XIV, §1.
[32] Voir Roberts v United States Jaycees, 468 US 609 à la p 629 (1984).
[33] Voir ibid.
[34] Voir supra note 3, à la p 6.
[35] Voir Hoffman Estates v The Flipside, Hoffman Estates, 455 US 489 aux pp 498-9 (1982).
[36] Voir Grayned v City of Rockford, 408 US 104, aux pp 108–9 (1972).
[37] Voir supra note 3, à la p 7.
[38] Voir supra note 2.
[39] Voir supra note 3, à la p 6.
[40] Voir ibid.
[41] Voir ibid, à la p 7.
[42] Voir supra note 9, à la p 4.